
5. Analyses linéaires
Le menteur - Pierre Corneille - Acte III, scène 5
Passage étudié : « mais parle sous mon nom » à « avec naïveté pousse une menterie »
1. Introduction
Présentation : auteur, œuvre, extrait
Parue en 1644, Le Menteur est une comédie en vers de Pierre Corneille qui met en scène Dorante, un jeune homme habile à manier le mensonge pour séduire et se construire une image flatteuse. Contrairement aux autres personnages héroïques qui illustrent les tragédies de Corneille, Dorante est un personnage léger et rusé. Ses aventures reposent sur le comique de situation et de langage.
Dans l’Acte III, scène 5, Dorante se retrouve face à Clarisse, qu’il prend pour Lucrèce. C’est Clarisse qui lui a envoyé un billet pour lui demander de se présenter la nuit venue sous sa fenêtre. Clarisse se fait donc passer pour Lucrèce et va finir par prendre Dorante à son propre jeu.
2. Lecture de l'extrait
Lors de ton passage à l'oral, tu peux lire le texte à tout moment dans l'introduction. Cependant, beaucoup d'élèves oublient de le faire. Je te recommande donc de lire le texte immédiatement après avoir présenté l'œuvre et l'extrait.
3. Annonce de la problématique
Comment cette scène du balcon illustre-t-elle à la fois l’art du mensonge chez Dorante et le jeu de manipulation entre les personnages ?
4. Annonce des mouvements
I. Un quiproquo orchestré (v.1 à « et je me rends, Monsieur, à cette fois»)
II. L’art de la déclaration amoureuse (« Oui, c’est moi qui voudrais » à « vous servir de moi »)
III. le mensonge démasqué ("Je vous voulais tantôt proposer quelque chose » à « Avec naïveté pousse une menterie »)
I. Un quiproquo orchestré
du vers 1 à « et je me rends, Monsieur, à cette fois. »
Un quiproquo qui mène à une déclaration d’amour
Dès le début de la scène, Corneille met en place un quiproquo qui va être au cœur du comique de situation. Clarice décide de se faire passer pour Lucrèce en prenant la parole à sa place : « Mais parle sous mon nom, c'est à moi de me taire. » Cette réplique souligne la complicité entre les deux jeunes femmes et annonce la supercherie. Clarice joue le jeu et appelle Dorante qui l’attend.
Dorante, trompé par cette ruse, répond avec une déclaration galante : « Qui veux vivre et mourir sous votre seule loi. » Cette phrase, hyperbolique et exagérément passionnée, reprend le style précieux de l’époque et montre que Dorante a l’habitude des belles paroles, accentuant son rôle de séducteur.
La lucidité des jeunes femmes
Les didascalies vont souligner la réaction des deux jeunes femmes. Leur remarque révèle leur lucidité face au comportement de Dorante avec l’emploi de mots comme « encore, même, épargner ou gêne ». Elles perçoivent son discours comme un simple exercice de flatterie qu’il pourrait répéter à n’importe quelle femme, ce qui remet en question sa sincérité.
L’intervention comique de Cliton
Enfin, Cliton, valet de Dorante, intervient et confirme la méprise : « C’est elle ; et je me rends, Monsieur, à cette fois. » Son ton montre qu’il n’est pas dupe, soulignant par contraste l’aveuglement de son maître. Son rôle est essentiel car il permet au spectateur de comprendre l’ironie de la situation et de renforcer le comique de la scène.
Ainsi, Dorante pense séduire Lucrèce, mais il s’adresse en réalité à Clarice, qui se moque de lui en coulisse. Cette confusion pose les bases d’un moment de théâtre où la vérité et le mensonge s’entrelacent, tout en ridiculisant la vanité du personnage principal.
II. L’art de la déclaration amoureuse
de « Oui, c’est moi qui voudrais » à « Vous avez résolu de vous servir de moi »

Dans cette scène, Dorante poursuit son jeu de séduction, multipliant les déclarations enflammées et les serments d’amour.
Cependant, son double jeu est mis en évidence par les réactions de Clarice et Lucrèce, qui perçoivent clairement son comportement manipulateur.
Un discours amoureux marqué par l’exagération et la fausse sincérité
Dorante ouvre ce passage par une tirade où il exprime un amour absolu et exclusif. Il utilise des éléments caractéristiques du langage précieux et du discours galant. L’emploi des hyperboles « effacer de ma vie / Les jours que j’ai vécu sans vous avoir servie » suggère que sa vie avant de la rencontrer est sans valeur. Ainsi il flatte ainsi celle qu’il prend pour Lucrèce. L’emploi du verbe « effacer » dramatise son propos, suggérant qu’il renie son passé avant leur rencontre. L’antithèse « C’est ou ne vivre point, ou vivre malheureux » pose une alternative extrême où l’amour devient une question de vie ou de mort. La vie sans elle est insupportable et cette idée renforce le registre pathétique donné à la scène.
Les propos de Dorante sont trop excessifs pour être sincères. Il va jusqu’à assimiler l’absence de Clarice à une agonie interminable. Cette référence à la mort est soulignée par la métaphore « C’est une longue mort » et renforce encore son exagération.
Clarice et Lucrèce, complices face au mensonge
La didascalie « à Lucrèce » évoque la complicité des deux jeunes femmes. En s’adressant directement à Lucrèce, Clarice montre aux spectateurs que les deux jeunes femmes ne sont pas dupes. Grâce au registre familier, Clarice relève immédiatement la supercherie : « Il en conte à chacune à son tour ». L’emploi de l’expression « en conter » souligne le fait que Dorante utilise son talent pour séduire et manipuler les femmes. Il est habile mais prévisible, et Clarice, par sa remarque, souligne la légèreté du discours de Dorante. L’ajout de « à son tour » renforce l’idée qu’il passe d’une femme à l’autre avec aisance. Ces répliques courtes et incisives fonctionnent comme des répliques en stichomythie, soulignant le dynamisme et la vivacité de la scène. Elles montrent que Dorante, malgré son éloquence, ne parvient pas à duper ces jeunes femmes qui retournent son jeu contre lui.
La poursuite du jeu de rôle : Dorante, faux chevalier servant
Dorante, malgré la mise en évidence de son double jeu, persiste dans son rôle de l’amant dévoué et adopte la posture du chevalier prêt à se sacrifier. L’expression « à vos commandements » et le verbe « apporter » suggèrent une soumission totale, reprenant les codes du service amoureux féodal. Cette posture est renforcée par l’emploi de l‘hyperbole et du subjonctif imparfait : « si pour vous elle m’était ravie » donnent une dimension tragique à son discours : il feint d’accepter la mort par amour, un motif classique de la littérature précieuse. Il va jusqu’à inverser les rôles « Disposez-en, madame, et me dites en quoi / Vous avez résolu de vous servir de moi. » En laissant à Clarice le choix de son destin, Dorante fait semblant de lui donner du pouvoir, alors qu’il tente en réalité de reprendre le dessus en jouant sur ses émotions. Dorante montre son talent pour la manipulation du langage amoureux. Il tente de séduire, mais se trouve rapidement démasqué par Clarice et Lucrèce, qui soulignent son double discours avec ironie.
Cette scène marque ainsi une rupture : Dorante, bien qu’habitué à jouer avec les apparences, commence à perdre le contrôle face à des interlocutrices plus fines qu’il ne l’avait prévu.
III. Le mensonge démasqué
« Je vous voulais tantôt proposer quelque chose » à « Avec naïveté pousse une menterie »
Une confrontation directe : l’accusation de Clarice et la réaction de Dorante
Clarice ouvre ce passage en introduisant un projet qu’elle comptait soumettre à Dorante, mais elle y renonce. En effet, l’emploi de l'imparfait « voulais » et l'expression « tantôt » évoquent une intention récente mais avortée, marquant un élan interrompu. L'opposition introduite par la conjonction de coordination « mais » souligne la tension entre l'idée initiale et son abandon, renforcée par la négation partielle « il n’est plus besoin » qui exprime sa résignation. La conclusion lapidaire « Car elle est impossible » conclut de manière abrupte, accentuant le caractère inéluctable de la situation et laissant planer un doute sur les raisons de cet obstacle.
L’exclamation de Dorante, « Impossible ! Ah ! pour vous / Je pourrai tout, Madame, en tous lieux, contre tous. », est marquée par une hyperbole qui exagère son dévouement tout en renforçant son registre galant et héroïque. Mais cette déclaration emphatique est immédiatement invalidée par Clarice, qui l’interrompt brutalement avec une question accusatrice : « Jusqu’à vous marier quand je sais que vous l’êtes ? ». L’emploi du futur hypothétique (« jusqu’à vous marier ») ironise sur la prétendue toute-puissance de Dorante et met à nu son imposture. Pris au piège, Dorante tente d’échapper à l’accusation en niant et en minimisant la situation : l’exclamation et l’inversion syntaxique « Moi, marié ! » traduisent une fausse indignation. Il tente d’inverser les rôles en suggérant qu’il est victime d’une manipulation et qu’il serait victime des mensonges inventés par les autres « Ce sont pièces qu’on vous a faites ». Il tente d’argumenter en attribuant ce mensonge à un plaisantin anonyme comme le souligne l’emploi du pronom indéfini « quiconque ». Il utilise la stratégie classique du menteur qui cherche à semer le doute en reportant la faute sur une tierce personne.
Clarice et Lucrèce ne sont pas dupes
Clarice emploie une question rhétorique et un superlatif (le plus) : « Est-il un plus grand fourbe ? ». Elle dénonce directement la malhonnêteté de Dorante. Lucrèce surenchérit avec une affirmation catégorique et une généralisation : « Il ne sait que mentir. » L’emploi du présent de vérité générale montre que, selon elle, le mensonge est chez Dorante une nature plus qu’un accident.
L’ultime tentative de persuasion : les serments et la manipulation du langage
Face à cette mise en accusation frontale, Dorante joue son va-tout en jurant sur un élément redoutable : il fait appel à une imprécation, un serment solennel qui mobilise une image violente (la foudre) pour renforcer l’illusion de sincérité. Mais Clarice oppose immédiatement une réplique cinglante et met en évidence sa lucidité par l’emploi de l’antithèse : « menteur » et « serments ». Elle souligne ici le paradoxe du menteur, dont la seule défense est d’ajouter toujours plus de serments, ce qui rend Dorante d’autant plus suspect.
Voyant que son serment ne convainc pas, Dorante essaie une dernière stratégie : il cherche à retourner la situation en questionnant les doutes de Clarice en utilisant le champ lexical du doute (« balancée », « balance », « défier »), suggérant que c’est Clarice qui hésite et non lui qui ment. L’impératif « Cessez » traduit une tentative d’autorité : il cherche à imposer sa version des faits en inversant les rôles et conclut sur une affirmation douteuse : « De ce qu’il m’est aisé de vous justifier. » Il prétend pouvoir fournir une justification, mais ne la donne jamais, esquivant ainsi la véritable confrontation avec la vérité.
Enfin, Clarice clôt magistralement l’échange en dévoilant le mécanisme du mensonge de Dorante « On dirait qu’il est vrai, tant son effronterie / Avec naïveté pousse une menterie. » L’opposition entre « effronterie » et « naïveté » met en évidence la puissance du mensonge de Dorante : il ment avec une telle assurance qu’il paraît sincère. L’image du mensonge comme un objet poussé vers l’autre (« pousse une menterie ») traduit l’agressivité et la stratégie active du personnage, qui force son auditoire à douter malgré l’évidence.
Conclusion
Ce passage illustre la stratégie rhétorique du menteur face à la vérité : d’abord le rejet du mensonge, puis la minimisation, ensuite le serment solennel, enfin la manipulation du doute. Cependant, ces artifices échouent face à Clarice et Lucrèce, qui perçoivent son effronterie comme la signature même de son mensonge. Cette scène, en mettant en évidence le talent oratoire et la mauvaise foi de Dorante, illustre tout le comique de situation et de langage du menteur, tout en dénonçant le pouvoir trompeur de l’éloquence.
Le point sur l'aparté

L’aparté est une réplique qu’un personnage prononce à part, comme s’il se parlait à lui-même, à l’insu des autres personnages présents sur scène. Cependant, le public, lui, l’entend et comprend ainsi les pensées secrètes du personnage.
🎭 Pourquoi utiliser un aparté ?
Créer un effet comique en montrant le décalage entre ce que le personnage dit aux autres et ce qu’il pense vraiment.
Permettre au spectateur d’avoir des informations cachées aux autres personnages.
Renforcer la connivence avec le public, en l’impliquant directement.
Dans Le Barbier de Séville de Beaumarchais, Figaro multiplie les apartés pour commenter ironiquement la situation et donner son avis au public, ce qui accentue l’effet comique.
L’aparté est un outil essentiel du théâtre qui joue sur le contraste entre le discours public et la pensée cachée, tout en renforçant le lien entre le spectateur et la scène.