
5. Analyses linéaires
Dom Juan - Acte II - Scène 4 - Molière
Passage étudié
1. Présentation : auteur, oeuvre, extrait
Molière est un célèbre dramaturge et comédien du XVIIe siècle, actif sous le règne de Louis XIV. Représentant du théâtre classique, il s’illustre dans l’art de la comédie à travers des œuvres majeures comme Le Malade Imaginaire, Le Tartuffe ou Dom Juan. Par le rire, il dresse des portraits critiques de son époque, en s’attaquant notamment à l’hypocrisie religieuse, au monde des précieuses et aux excès des médecins.
Dans Dom Juan, Molière dresse le portrait d’un libertin séducteur, menteur et manipulateur, qui défie les lois humaines et divines. Dans cette scène 4 de l’acte II, Dom Juan se retrouve face à deux paysannes, Charlotte et Mathurine, qu’il a toutes deux séduites et à qui il a promis le mariage. Ce face-à-face donne lieu à une scène de comédie reposant sur le quiproquo et la ruse.
2. Lecture de l'extrait
Lors de ton passage à l'oral, tu peux lire le texte à tout moment dans l'introduction. Cependant, beaucoup d'élèves oublient de le faire. Je te recommande donc de lire le texte immédiatement après avoir présenté l'œuvre et l'extrait.
3. Annonce de la problématique
Comment Molière met-il en scène le double jeu de Dom Juan pour dénoncer son hypocrisie ?
4. Annonce des mouvements
I. La manipulation comique de Dom Juan
II. L’affrontement des deux paysannes
III. L’éloquence au service de l’hypocrisie
I. La manipulation comique de Dom Juan
Du début jusqu’à « une extravagante »
Une mécanique comique efficace
La scène s’ouvre sur une brève interjection de Sganarelle : « Ah, Ah ! » (v.1), qui signale d’emblée sa lucidité face à l’hypocrisie de son maître. Cette réaction ironique crée un effet de connivence avec le spectateur, qui comprend que la suite reposera sur un quiproquo amoureux. La tension comique s’installe immédiatement avec l’arrivée de Mathurine, qui, poussée par la jalousie, interpelle Dom Juan sur ses intentions envers Charlotte (v.2). La situation devient un triangle amoureux, propice à une scène de comédie classique.
Dom Juan reprend aussitôt la main, avec un dénigrement subtil et mensonger : il affirme à Mathurine que Charlotte souhaite l’épouser, mais qu’il lui reste fidèle (v.3). Ce renversement de responsabilité est typique de sa stratégie : il se dédouane en inversant les rôles. On retrouve ici une forme d’humour fondée sur l’inversion de la vérité, un ressort comique efficace.
Un double discours parfaitement rodé
Dom Juan s’enferme ensuite dans une succession d’apartés, rythmés par des interventions brèves et répétitives : « bas à Charlotte », « bas à Mathurine ». Ce jeu d’alternance crée une dynamique scénique rapide, renforcée par les phrases courtes et l’accumulation des répliques. À chacune, il dénigre la rivale et flatte la jeune femme à qui il s’adresse : « Elle est jalouse », « c’est une folle », « une extravagante »... Le vocabulaire est méprisant, souvent moqueur. Par cette stratégie, Dom Juan isole les deux femmes et empêche toute alliance contre lui. Il est le seul maître du jeu.
Le comique repose aussi sur la répétition des mêmes structures de phrase, qui accentuent l’absurdité de la situation. Ce comique de répétition, combiné au comique de situation (le double discours sans que les femmes s’en aperçoivent), souligne le ridicule des personnages féminins, abusés sans s’en rendre compte, et surtout l’intelligence manipulatrice de Dom Juan.
Ainsi, cette première partie met en place une farce savamment construite, dans laquelle Dom Juan mène un double jeu tout en gardant un ton léger, faussement innocent. La scène, derrière son apparente légèreté, révèle un personnage habile, menteur et profondément cynique.
II. l’affrontement des deux paysannes
de « Non, non : il faut que je lui parle » à « il m’a vue la seconde et m’a promis de m’épouser »
Une perte de contrôle apparente
La tension monte et les deux paysannes exigent des explications. Elles ne se contentent plus des paroles de Dom Juan, mais décident d’agir par elles-mêmes : « Non, non : il faut que je lui parle » (Mathurine) / « Je veux voir un peu ses raisons » (Charlotte). Par cette prise de parole directe, elles s’imposent comme actrices de l’action. Cette évolution bouleverse momentanément l’équilibre de la scène : Dom Juan semble perdre le contrôle de la situation.
Pourtant, il tente de maintenir son emprise en parlant à chacune des deux femmes en aparté, usant d’un parallélisme syntaxique parfaitement symétrique : « Je gage qu’elle va vous dire… » / « Gageons qu’elle vous soutiendra… » Ces répliques identiques montrent qu’il applique la même technique à chacune, sans aucun scrupule, ce qui révèle une nouvelle fois son habileté manipulatrice et son cynisme comique.
Une confrontation comique et révélatrice
La confrontation entre Charlotte et Mathurine est marquée par une simplicité syntaxique et un vocabulaire familier : « ça n’est pas bien de courir sur le marché des autres », « ce n’est pas honnête ». Ce langage populaire trahit leur condition sociale et crée un comique de langage, renforcé par leur maladresse rhétorique. Elles parlent avec sincérité, mais leurs propos révèlent une naïveté touchante, exploitée par Dom Juan.
Le comique de situation s’intensifie lorsque les deux femmes commencent à se renvoyer des accusations en miroir : « C’est moi que monsieur a vue la première. » / « Il m’a vue la seconde et m’a promis de m’épouser. » Cette symétrie des répliques donne à la scène un rythme répétitif, presque mécanique, qui souligne l’absurdité de la situation et fait rire le spectateur.
Ce comique de répétition est doublé d’un comique de mauvaise foi : aucune des deux ne détient de preuve, mais chacune campe sur ses positions. Le spectateur perçoit alors l’ironie dramatique : il sait que Dom Juan ment aux deux, tandis qu’elles s’opposent avec sincérité pour un homme qui les trompe ouvertement.
Cette deuxième partie du passage dévoile une scène de farce sociale, où deux femmes du peuple s’affrontent avec énergie mais sans lucidité. Elles deviennent les jouets de Dom Juan, qui, malgré un moment de tension, parvient à relancer son double jeu, soulignant ainsi son pouvoir de séduction et de manipulation.
3eme mouvement :
III. l’éloquence au service de de l’hypocrisie
De « Monsieur, vuidez la querelle » à la fin
Dom Juan au centre du jeu scénique
Charlotte et Mathurine, toujours dupes, s’adressent directement à Dom Juan : « Monsieur, vuidez la querelle », « Dites », « Parlez ». Ces injonctions répétées montrent que dom Juan reste au cœur de l’action, malgré les tensions. Leur langage, simple et direct, traduit leur naïveté alors même que le spectateur est désormais certain de la manipulation.
La dynamique des apartés a disparu : les femmes ne s’adressent plus en aparté à Dom Juan, mais se répondent entre elles avec de courtes piques : « Vous allez voir » / « Vous allez voir vous-même ». Ces échanges assurés et provocants donnent l’impression d’une rivalité, alors qu’en réalité, elles sont toutes les deux trompées par le séducteur. Dom Juan, silencieux quelques instants, laisse planer une tension qui met en valeur sa réplique.
Une pirouette rhétorique et un refus d’engagement
La longue réplique de Dom Juan rompt le rythme rapide de la scène : il prend de nouveau le contrôle par la parole, son arme préférée. Il a l'air "embarrassé" mais en réalité, il ne l'est pas comme le souligne la question : « Que voulez-vous que je dise ? » Ce faux dilemme suggère qu’il ne peut pas répondre sans blesser l’une des deux, alors même qu’il est responsable du quiproquo. Il renverse donc habilement la situation, en faisant porter la responsabilité du conflit sur les deux femmes elles-mêmes : « Vous soutenez également toutes deux que je vous ai promis de vous prendre pour femmes. »
Puis, dans une formule subtilement ambigüe, il affirme ne pas avoir besoin de confirmer quoi que ce soit, puisque « celle à qui j’ai promis effectivement n’a-t-elle pas en elle-même de quoi se moquer des discours de l’autre ? » Cette question rhétorique, à visée manipulatrice, lui permet de ne rien dire tout en laissant croire qu’il est de bonne foi. Il se place ainsi au-dessus de la dispute, dans un registre faussement moral et détaché, adoptant ainsi une posture de lucidité, de sagesse, alors qu’il refuse en réalité d’assumer ses actes.
Cette dernière réplique donne à voir le point culminant de son hypocrisie : sous des dehors raisonnables, Dom Juan s’en sort sans jamais prendre position. Il utilise une parole à double sens, qui confirme son habileté oratoire et son cynisme absolu. Le comique repose ici sur le contraste entre la lucidité du spectateur et la crédulité des paysannes, piégées jusqu’au bout par l’éloquence faussement vertueuse du séducteur.
Conclusion
Cette scène de l’acte II, scène 4, met en lumière l’art de la manipulation chez Dom Juan, qui use de la parole comme d’une arme pour séduire, mentir et fuir ses responsabilités. À travers ce triangle amoureux faussé, Molière construit un comique riche, mêlant quiproquos, comique de langage et ironie dramatique, tout en dénonçant l’hypocrisie du libertin. Le spectateur, complice des ruses de Dom Juan, assiste à un jeu cruel où la parole sert à asservir plutôt qu’à unir.
Cette maîtrise du langage n’est pas sans rappeler Le Menteur de Corneille, où le héros dissimule la vérité pour séduire, au risque de se perdre dans ses propres mensonges. Mais là où le personnage de Corneille reste prisonnier de ses inventions, Dom Juan conserve une étonnante maîtrise et semble n’éprouver aucun remords, accentuant ainsi sa figure d’amoral et de transgresseur.