
5. Analyses linéaires
Le menteur - Pierre Corneille - Acte V, scène 6
De « Bonne bouche, j’en tiens » à « il faut vous dire vrai, je n’aime que Lucrèce »
Extrait
Présentation : auteur, œuvre, extrait
Parue en 1644, Le Menteur est une comédie en vers de Pierre Corneille qui met en scène Dorante, un jeune homme habile à manier le mensonge pour séduire et se construire une image flatteuse. Contrairement aux autres personnages héroïques qui illustrent les tragédies de Corneille, Dorante est un personnage léger et rusé. Ses aventures reposent sur le comique de situation et de langage.
Dans l’Acte V, scène 6, Dorante vient de comprendre qu’il avait confondu les deux jeunes femmes et décide de changer de stratégie. Lecture du texte
problématique : Comment cet extrait met-il en scène, dans une ultime confrontation, la virtuosité oratoire de Dorante et les effets comiques du mensonge ?
I. Une entrée en scène marquée par la stratégie et le retournement de situation (vers 1 à 6)
La comédie de l’amour : un jeu maîtrisé par Dorante
Dès les premiers vers, Dorante affiche son habileté dans l’art de feindre : « Bonne bouche, j’en tiens, mais l’autre la vaut bien » (v.1) manifeste une forme d’ambiguïté savamment entretenue. L’expression familière « j’en tiens » signifie qu’il est amoureux, mais l’opposition avec la conjonction de coordination « mais » introduit un doute : de laquelle est-il réellement épris ? Le rythme binaire de la phrase mime l’hésitation feinte du personnage.
L’usage du champ lexical du jeu et de la stratégie « nouveau, feu, jeu, changeons, batterie » confirme cette posture de séducteur manipulateur. L’expression militaire « changer de batterie », empruntée à l’artillerie, illustre le combat amoureux que mène Dorante, tout en soulignant son goût pour les retournements. Cette métaphore guerrière amuse autant qu’elle impressionne : elle révèle la maîtrise de la langue, du discours et de la situation par le personnage.
La complicité de Cliton et du spectateur
Dorante s’adresse à Cliton, son valet, dans une tirade en aparté : cette rupture d’adresse crée un effet d’ironie dramatique. Le spectateur, dans la confidence, comprend le double jeu que Dorante va mettre en place. L’impératif « Ne me découvre point » fait de Cliton un complice muet, et renforce le contraste entre le vrai et le faux dans les dialogues à venir.
Ainsi, dès l’ouverture de la scène, Corneille installe une tension dramatique et comique, entre vérité et apparence, qui va se déployer dans l’échange avec Clarice et Lucrèce. Ce début met en avant la virtuosité verbale de Dorante et sa volonté de rester maître du jeu, tout en préparant le terrain à un dénouement où la vérité va enfin éclater.
II. La scène de confrontation : l’accusation et la contre-attaque
(vers 7 à 17)
Clarice, une femme offensée qui réclame des comptes
Avant la confrontation entre Clarice et Dorante, Lucrèce s’adresse en aparté à son amie. Les deux jeunes femmes, désormais complices, décident à leur tour de « jouer la comédie », inversant les rôles : ce n’est plus Dorante qui manipule, mais elles qui le piègent. Cette volonté est exprimée par le groupe nominal « le dernier point de son effronterie », qui suggère que Dorante a multiplié les audaces et que le moment est venu de le confondre. Le terme « effronterie » insiste sur l’arrogance perçue de Dorante, et la tournure « Voyons le dernier point » traduit une volonté d’aller au bout de la démonstration. Le complément circonstanciel de temps « quand tu lui diras tout » indique une action imminente : Clarice s’apprête à révéler ce qu’elle sait, et cette promesse de dévoilement fait monter la tension dramatique. L’expression « il sera bien surpris » annonce un retournement attendu, jouant avec les attentes du spectateur, complice du plan des deux femmes. Ainsi, ces vers instaurent un rapport de force inversé, où Dorante va cesser d’être le maître du jeu.
Clarice, amie de Lucrèce, intervient de manière directe et frontale lorsqu’elle s’adresse à Dorante : « Elle m’a tout appris », « vous l’aimiez », « m’avez méprisée » (v.9-10). L’accumulation de phrases brèves, affirmatives et accusatrices crée une tension forte. L’utilisation du passé composé « m’a tout appris » suggère une action récente, presque encore douloureuse.
Clarice enchaine avec une question rhétorique « Laquelle de nous deux avez-vous abusée ? » (v.11), ce qui accentue le pathétique de la situation. Elle se place en victime, tout en mettant Dorante face à ses contradictions. L’alternance entre l’indignation et l’ironie « en termes assez doux » traduit son amertume, mais aussi sa lucidité.
Dorante retourne la situation par la ruse verbale
Face aux accusations de Clarice, Dorante réagit avec assurance : « Moi ! depuis mon retour je n’ai parlé qu’à vous » (v.13). L’interjection « Moi ! », isolée et suivie d’un point d’exclamation, exprime une fausse surprise théâtrale : Dorante feint l’indignation pour tenter de détourner l’attention et reprendre le contrôle de la situation. Cette réaction relève d’une stratégie rhétorique bien connue : faire mine d’être blessé dans son honneur pour mieux renverser la culpabilité. La négation restrictive « je n’ai parlé qu’à vous » renforce cette idée en suggérant une fidélité exclusive à Clarice. Dorante cherche ainsi à inverser les rôles et à se poser en victime accusée à tort, tout en continuant à manipuler Clarice.
Le dialogue se poursuit par une série de questions rhétoriques, marquant l’intensification de la confrontation. Clarice évoque explicitement la scène de la nuit passée en interrogeant Dorante : « Vous n’avez point parlé cette nuit à Lucrèce ? » (v.14). La tournure interro-négative suggère qu’elle connaît déjà la réponse, et qu’elle cherche à piéger son interlocuteur en l’amenant à avouer. Dorante réagit immédiatement en retournant l’accusation par deux nouvelles questions : « Vous n’avez point voulu me faire un tour d’adresse ? », « Et je ne vous ai point reconnue à la voix ? » (v.15-16). Ces interrogations détournent la responsabilité : en insinuant que Clarice aurait délibérément provoqué l’erreur, Dorante cherche à se dédouaner. Ce procédé de suggestion transforme l’accusée en coupable présumée. Ce retournement subtil entretient le quiproquo, tout en illustrant l’agilité verbale du personnage. Enfin, le rythme soutenu, marqué par des répliques brèves et enchaînées, accentue la vivacité de la joute oratoire et renforce la dimension comique de cette scène de confrontation.
La réplique de Clarice, formulée sous forme interrogative : « Nous dirait-il bien vrai pour la première fois ? », traduit le doute qui s’installe en elle. L’emploi du conditionnel et de l’adverbe « bien » souligne son hésitation : elle se demande si Dorante, connu pour ses mensonges, pourrait enfin dire la vérité. Ce vers montre que Dorante a réussi, par ses manœuvres rhétoriques, à semer le trouble dans l’esprit de Clarice, qui vacille entre méfiance et espoir. Cette incertitude renforce l’effet de quiproquo et nourrit le suspense dramatique.
III. Le dévoilement final : entre aveu, manipulation et déclaration d’amour
(vers 18 à fin) A REPRENDRE ET TERMINER
• Un mensonge habile déguisé en stratégie défensive
Dorante se lance dans une tirade justificative où il retourne la ruse contre Clarice. Il lui laisse entendre qu’il savait depuis le début que les deux amies avaient échangées leur role et même que cela lui en a couté comme le souligne l’adjectif qualificatif « lourd ». reprendre donc ici au vers 19
: « Je vous embarrassai », « vous pensiez me jouer, et moi je vous jouais » (v.23-25). Il se présente comme plus rusé qu’elle. Le verbe « jouer », répété, renforce le thème central du théâtre dans le théâtre. Le double jeu amoureux devient une joute d’intelligences, et Dorante s’en sort en maître manipulateur.
Il se pose même en victime qui « désavouait » ses propres « faux mépris », insinuant que son amour était sincère malgré tout. Le vers final de cette tirade « Les jours que j’ai vécus sans vous avoir servie » (v.28) marque un changement de ton : le vocabulaire amoureux et noble (« vous avoir servie ») rappelle le registre galant et courtois, atténuant les effets de ses mensonges passés.
• Un ultime renversement : aveu d’amour à Lucrèce
Alors que Clarice tente de reprendre le dessus avec une question pragmatique (« Quel fruit de cette fourbe osez-vous vous promettre ? », v.30), Lucrèce entre à son tour dans la confrontation. L’ultime intervention de Dorante (« Je ne vous déplais pas puisque vous vous fâchez », v.33) relève d’un esprit paradoxal, typique des discours amoureux classiques : la colère est interprétée comme un signe d’intérêt.
Enfin, dans un mouvement de clôture, Dorante livre une dernière déclaration : « Il faut vous dire vrai, je n’aime que Lucrèce. » (v.34). Ce vers abrupt rompt avec le ton plus ornementé du reste. La tournure impersonnelle « Il faut » marque un tournant : l’heure de la vérité a sonné. Ce dénouement révèle que le mensonge n’était qu’un passage vers une vérité plus profonde. Mais cette révélation finale reste teintée d’ambiguïté : le spectateur, comme les personnages, peut douter de la sincérité du menteur, même dans l’aveu.
Conclusion
Cet extrait du Menteur offre un moment décisif de la pièce, où le héros, pris dans ses propres mensonges, utilise toute sa virtuosité rhétorique pour retourner la situation à son avantage. À travers un dialogue vif, des procédés comiques fondés sur le quiproquo, l'ironie et la mise en abyme du mensonge, Corneille déploie toute la mécanique de la comédie classique. Dorante, en parfait manipulateur, parvient à transformer ses faux-semblants en déclarations d’amour sincères — ou du moins convaincantes —, laissant le spectateur dans une incertitude savoureuse.
La double énonciation
La double énonciation dans Le Menteur
La double énonciation est un procédé théâtral fondamental, particulièrement marquant dans les œuvres classiques. Ce concept repose sur le fait qu'un personnage sur scène s'adresse non seulement à un autre personnage (échange intradiégétique*
), mais également, de manière indirecte, au public (dimension extradiégétique*). Cela crée une superposition de sens et renforce l'interaction entre la fiction et la réception spectateur.
La double énonciation est essentielle au genre théâtral lui-même : elle rappelle que le théâtre est une représentation, où chaque réplique porte une signification double.
Son importance dans la pièce de Corneille
Dans Le Menteur, cette double énonciation est cruciale, car elle joue sur deux registres principaux :
Le registre comique et ironique : le personnage de Dorante, par ses mensonges extravagants, révèle davantage au spectateur qu’à ses interlocuteurs. Par exemple, lorsque Dorante invente des récits pour séduire ou impressionner, le public, conscient de la supercherie, rit de son audace, tandis que les personnages sur scène restent dupes. Cette connivence avec le public amplifie l'effet comique.
Le registre didactique et moral : à travers cette double énonciation, Corneille invite le spectateur à prendre du recul sur les thématiques de la vérité et de la manipulation. Le public devient témoin des conséquences des mensonges de Dorante, ce qui suscite une réflexion morale implicite.
Dans Le Menteur, la double énonciation transforme le spectateur en complice et en juge des actions scéniques, renforçant ainsi l'immersion et le plaisir du jeu dramatique.
Pour aller plus loin
Intradiégétique : Cela fait référence à ce qui appartient à l'univers narratif ou fictif, c'est-à-dire ce qui se passe entre les personnages dans l'histoire ou sur scène. Par exemple, les dialogues ou actions que les personnages échangent directement entre eux.
Extradiégétique : Cela concerne ce qui dépasse ou sort de cet univers narratif. C'est ce qui s'adresse directement au public ou qui inclut un commentaire externe, souvent implicite, comme un narrateur omniscient ou des éléments conçus pour que le spectateur comprenne plus que les personnages.
C'est un peu comme deux niveaux de communication : celui interne à l'histoire (intradiégétique) et celui externe qui inclut le spectateur (extradiégétique). Cela aide à créer des effets de connivence ou de profondeur dans une œuvre.