
5. Analyses linéaires
Les lettres Persanes - Montesquieu
Montesquieu – Les lettres persanes, 1721
La trahison de Roxane
Introduction
Présentation : auteur, œuvre, extrait
Montesquieu est un philosophe des Lumières. En 1721, il publie Les Lettres persanes (1721), un roman épistolaire qui critique la société française en se plaçant sous le point de vue du regard d’un étranger. Dans ce roman, Montesquieu imagine la correspondance entre deux Persans, Usbek et Rica, voyageant en Europe et découvrant les coutume et les habitudes françaises. Parallèlement, le roman suit aussi la vie du sérail (sorte de harem) d'Usbek, resté en Perse. L'extrait étudié est une lettre de Roxane, la favorite d'Usbek, qui, désespérée par la mort de son amant et révoltée contre l'oppression qu'elle subit. Lecture du texte
Oui, je t’ai trompé ; j’ai séduit tes eunuques ; je me suis jouée de ta jalousie ; et j’ai su, de ton affreux sérail, faire un lieu de délices et de plaisirs.
Je vais mourir ; le poison va couler dans mes veines. Car que ferais-je ici, puisque le seul homme qui me retenait à la vie n’est plus ? Je meurs ; mais mon ombre s’envole bien accompagnée : je viens d’envoyer devant moi ces gardiens sacrilèges qui ont répandu le plus beau sang du monde.
Comment as-tu pensé que je fusse assez crédule pour m’imaginer que je ne fusse dans le monde que pour adorer tes caprices ? que, pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit d’affliger tous mes désirs ?
Non : j’ai pu vivre dans la servitude, mais j’ai toujours été libre : j’ai réformé tes lois sur celles de la nature, et mon esprit s’est toujours tenu dans l’indépendance.
Tu devrais me rendre grâces encore du sacrifice que je t’ai fait ; de ce que je me suis abaissée jusqu’à te paraître fidèle ; de ce que j’ai lâchement gardé dans mon cœur ce que j’aurais dû faire paraître à toute la terre ; enfin, de ce que j’ai profané la vertu, en souffrant qu’on appelât de ce nom ma soumission à tes fantaisies.
Tu étais étonné de ne point trouver en moi les transports de l’amour. Si tu m’avais bien connue, tu y aurais trouvé toute la violence de la haine.
Mais tu as eu longtemps l’avantage de croire qu’un cœur comme le mien t’était soumis. Nous étions tous deux heureux : tu me croyais trompée, et je te trompais.
Ce langage, sans doute, te paraît nouveau. Serait-il possible qu’après t’avoir accablé de douleurs, je te forçasse encore d’admirer mon courage ? Mais c’en est fait : le poison me consume ; ma force m’abandonne ; la plume me tombe des mains ; je sens affaiblir jusqu’à ma haine ; je me meurs
Annonce de la problématique
Comment Montesquieu dénonce-t-il la condition des femmes du sérail et affirme-t-il une quête de liberté tragique ?
Mouvement 1 : l’aveu de Roxane ("Oui, je t’ai trompé » à « de délices et de plaisirs.")
· L’aveu de la trahison
Dès la première phrase, Roxane affirme sa trahison en utilisant une accumulation « séduit, jouée, su » qui donne du rythme à son aveu. L’anaphore « je » souligne son affirmation et sa volonté d’exister par elle-même. Elle revendique ainsi son désir de contrôle et de liberté. L'énumération des actions qu'elle a menées souligne son intelligence et sa détermination. Roxane ne se contente pas d’avouer sa tromperie, elle la revendique avec fierté. Elle retourne l’image du sérail qui l’oppresse en un espace de plaisir et de liberté : "j’ai su, de ton affreux sérail, faire un lieu de délices et de plaisirs".
· L’inversion du rapport de force
En procédant ainsi, elle inverse le rapport de domination d’Usbek sur elle en utilisant l’antithèse entre l'horreur du sérail et le bonheur qu'elle y a créé « affreux sérail » / « lieu de délices et de plaisirs ». Il croyait la contrôler, mais elle était en réalité maîtresse de sa propre existence. Le ton de ses propos montre l’absence de doute dans son discours, renvoyant l’image d’une femme sûre d’elle. Roxane ne se présente pas comme une victime mais comme une femme ayant pris le contrôle de son destin. Elle inverse le rapport de force avec Usbek et s’impose comme une figure de révolte et d’émancipation féminine.
Mouvement 2 : Un cri de liberté face à l'injustice ("Je vais mourir » à « à tes fantaisies ».)
· La fatalité tragique
Roxane annonce son suicide avec une fatalité tragique « Je vais mourir » et un ton dramatique. Le champ lexical de la mort et du sacrifice « poison, mourir, sacrifice » traduit le caractère irréversible de sa décision. Elle justifie son geste par la question rhétorique « que ferais-je ici, puisque le seul homme qui me retenait à la vie n’est plus ». Elle réaffirme sa volonté de mourir et précise par une métaphore les crimes qu’elle a commis : « je viens d’envoyer devant moi ces gardiens sacrilèges ». Elle suggère ici qu’elle a tué les gardiens du sérail.
Elle enchaine avec deux questions rhétoriques qui souligne la volonté d’Usbek de soumettre les femmes et l’accuse d’avoir sous-estimé son intelligence et sa capacité à se révolter. Le champ lexical de la soumission dénonce aussi l’inégalité de leur relation. Elle insiste sur l’hypocrisie d’Usbek, qui s’autorise une liberté absolue tout en l’opprimant : « Pendant que tu te permets tout ». Roxane refuse la soumission et la résignation.
· Rejet de la soumission
- Elle rejette l’idée selon laquelle son existence serait uniquement définie par le bon plaisir d’Usbek comme le souligne l’antithèse « j’ai pu vivre dans la servitude, mais j’ai toujours été libre ». Bien qu’enfermée physiquement, elle a toujours conservé une indépendance d’esprit. Elle incarne ici une révolte féminine et philosophique. Elle s’oppose à la domination en affirmant ainsi un droit naturel à l’indépendance.
· Dénonciation de l’injustice de sa condition
Roxane adopte ensuite un ton ironique et accusateur pour dénoncer l’injustice de sa condition. L’emploi du modal « Tu devrais » évoque un ordre paradoxal qui inverse les rôles : Usbek, son oppresseur, devrait lui être reconnaissant des sacrifices qu’elle a consentis. L’énumération « du sacrifice que je t’ai fait ; de ce que je me suis abaissée... ; de ce que j’ai lâchement gardé... » renforce la dénonciation progressive de son humiliation et de son asservissement. Le champ lexical de la soumission (« sacrifice », « abaissée », « lâchement gardé ») traduit son amertume face à une fidélité qu’elle qualifie d’abaissement et non de vertu. L’emploi de l’adverbe « lâchement » accentue sa révolte en soulignant le mépris qu’elle éprouve pour sa propre passivité passée. L’antithèse finale entre « profané la vertu » et « soumission à tes fantaisies » révèle l’hypocrisie du système patriarcal qui déguise l’oppression en vertu. Montesquieu, à travers cette prise de parole de Roxane, critique une morale qui rend sacrée l’obéissance féminine et réduit la vertu à une simple soumission au désir masculin.
Mouvement 3 : L’ultime défi et l’apaisement dans la mort ("Tu étais étonné... je me meurs.")
· L’aveu de la haine
Dans cette dernière partie, Roxane dévoile à Usbek la haine qu’elle a toujours ressentie pour lui. Elle lui reproche de ne pas avoir vu la profondeur de son être comme le montre la proposition subordonnée de condition : « Si tu m’avais bien connue ». Elle repousse l'idée d'un amour tendre « les transports de l’amour » affirmant avec force la présence d'une haine intense : « tu y aurais trouvé toute la violence de la haine ». Cette opposition entre l'amour et la haine révèle la complexité de ses émotions et la profondeur de ses blessures. Elle enchaine avec une antithèse ironique qui met en évidence l’illusion d’Usbek et la réalité de Roxane « tu me croyais trompée, et je te trompais ». On constate l’inversion du rapport de domination : Usbek, persuadé de contrôler Roxane, était en réalité manipulé.
· La force et la liberté de Roxane
On observe le lexique de la surprise : « sans doute, te paraît nouveau ». Usbek n’avait jamais envisagé que Roxane puisse s’exprimer avec une telle liberté et une telle puissance. Elle enchaine avec une question rhétorique (l.20-21) qui place Usbek face à un paradoxe : non seulement Roxane lui a infligé une souffrance morale en le trompant, mais elle l’oblige maintenant à reconnaître sa force et son audace.
· La mort de Roxane
La lettre se termine sur une gradation descendante (l.21 à la fin) : cela montre l’affaiblissement progressif de Roxane. Chaque proposition marque une étape supplémentaire vers la mort, créant un effet de chute inévitable. Ce procédé souligne la dimension tragique de son destin : après avoir défié Usbek, elle est rattrapée par la fatalité de son choix. Cependant, Roxane quitte la vie non en victime, mais en femme libre qui a eu le dernier mot. Son ultime provocation, suivie de son déclin, accentue le caractère tragique de la scène
Conclusion
Ce texte est un manifeste de liberté, où Roxane, figure tragique, revendique son droit à disposer d’elle-même face à l’oppression patriarcale. Montesquieu critique ici l’illusion du pouvoir absolu d’Usbek, qui croyait tout contrôler, et qui finalement assiste impuissant à la disparition de celle qu’il pensait posséder, révélant ainsi l’échec de son pouvoir absolu et autoritaire sur les femmes.
Cette lettre marque la libération de Roxane. Olympe de Gouges remettra elle aussi en question se l’autorité des hommes et ira jusqu’à inciter les femmes à se réveiller dans le Postambule qui clôture sa DDFC.