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Thomas More - L'Utopie
Extrait de L'Utopie, Livre II
Humaniste anglais et éminent dignitaire de la cour d'Henri VIII, il publia à Louvain, en 1516, un ouvrage intitulé Utopie. Ce traité, consacré à la meilleure organisation possible d'une république et à la découverte d'une île imaginaire, prend la forme d'un dialogue. Le protagoniste principal, un voyageur fictif présenté comme un compagnon d'Amerigo Vespucci, est censé avoir poursuivi l'exploration des îles du Nouveau Monde. Dans le deuxième livre, il décrit les institutions, le mode de vie et l'histoire des habitants prospères et heureux de l'île d'Utopie.
Chacun est libre d'occuper à sa guise les heures comprises entre le travail, le sommeil et les repas, non pour les gâcher dans les excès et la paresse, mais afin que tous, libérés de leur métier, puissent s'adonner à quelque bonne occupation de leur choix. La plupart consacrent ces heures de loisir à l'étude. Chaque jour en effet des leçons accessibles à tous ont lieu avant le début du jour, obligatoires pour ceux-là seulement qui ont été personnellement destinés aux lettres. Mais, venus de toutes les professions, hommes et femmes y affluent librement, chacun choisissant la branche d'enseignement qui convient le mieux à sa forme d'esprit. Si quelqu'un préfère consacrer ces heures libres, de surcroît, à son métier, comme c'est le cas pour beaucoup d'hommes qui ne sont tentés par aucune science, par aucune spéculation, on ne l'en détourne pas. Bien au contraire, on le félicite de son zèle à servir l'État.
Après le repas du soir, on passe une heure à jouer, l'été dans les jardins, l'hiver dans les salles communes qui servent aussi de réfectoire on y fait de la musique, on se distrait en causant. Les Utopiens ignorent complètement les dés et tous les jeux de ce genre, absurdes et dangereux. Mais ils pratiquent deux divertissements qui ne sont pas sans ressembler avec les échecs. L'un est une bataille de nombres où la somme la plus élevée est victorieuse ; dans l'autre, les vices et les vertus s'affrontent en ordre de bataille.[... ]
Arrivés à ce point il nous faut, pour nous épargner une erreur, considérer attentivement une objection.
Si chacun ne travaille que six heures, penserez-vous, ne risque-t-on pas inévitablement de voir une pénurie d'objets de première nécessité ?
Bien loin de là, il arrive souvent que cette courte journée de travail produise non seulement en
abondance, mais même en excès, tout ce qui est indispensable à l'entretien et au confort de la vie. Vous me comprendrez aisément si vous voulez bien penser à l'importante fraction de la population qui reste inactive chez les autres peuples, la presque totalité des femmes d'abord, la moitié de l'humanité; ou bien, là où les femmes travaillent, ce sont les hommes qui ronflent à leur place. Ajoutez à cela la troupe des prêtres et de ceux qu'on appelle les religieux, combien nombreuse et combien oisive ! Ajoutez-y tous les riches, et surtout les propriétaires terriens, ceux qu'on appelle les nobles. Ajoutez-y leur valetaille1, cette lie de faquins2 en armes et les mendiants robustes et bien portants qui inventent une infirmité pour couvrir leur paresse. Et vous trouverez, bien moins nombreux que vous ne l'aviez cru, ceux dont le travail procure ce dont les hommes ont besoin.
Thomas MORE, L'Utopie, Livre II, 1516.
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1. Terme péjoratif pour désigner les domestiques.
2. Mercenaires
1. Quelle organisation du travail et des loisirs Thomas More décrit-il dans ce passage ?
Thomas More décrit une société où le travail est limité à six heures par jour, laissant ainsi du temps libre aux habitants. Ce temps peut être consacré à l’étude, à la poursuite d’activités professionnelles par choix, ou à des loisirs structurés comme la musique et les jeux. Cette organisation vise à éviter à la fois l’oisiveté et l’épuisement, en équilibrant travail et épanouissement personnel.
2. Quelle vision du loisir More propose-t-il ?
Le loisir, dans cette utopie, n’est pas un simple moment de divertissement ou d’oisiveté, mais un temps investi dans des activités enrichissantes. L’étude y tient une place importante, et même les jeux ont une dimension éducative ou morale. Les Utopiens rejettent les jeux de hasard, qu’ils jugent inutiles et dangereux, au profit de jeux stratégiques mettant en scène des valeurs intellectuelles ou éthiques.
3. Comment l’auteur justifie-t-il que six heures de travail suffisent à produire en abondance ?
More compare la société utopienne aux sociétés réelles de son époque. Il met en évidence le grand nombre de personnes inactives (femmes, religieux, nobles, valets, mendiants valides) qui, dans les sociétés existantes, ne participent pas au travail productif. Il en déduit que si tous travaillaient utilement, une durée de six heures suffirait à produire tout le nécessaire, et même plus.
4. Quel regard critique porte Thomas More sur la société de son époque ?
More critique l’oisiveté d’une grande partie de la population dans les sociétés européennes de son temps. Il dénonce notamment les riches propriétaires et les religieux, qu’il considère comme inutiles à la production et au bien-être collectif. Il met aussi en cause le déséquilibre entre les hommes et les femmes dans le monde du travail.
5. En quoi ce texte relève-t-il de l’utopie ?
Ce texte propose une organisation idéale et rationnelle de la société, fondée sur le travail partagé, l’éducation et des loisirs utiles. L’utopie se distingue ici par son caractère organisé et équilibré, loin des injustices et de l’oisiveté critiquées par l’auteur. Cette vision contraste avec la réalité du XVIe siècle, où les inégalités sociales et économiques sont marquées.
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1. Terme péjoratif pour désigner les domestiques.
2. Mercenaires
Pour aller plus loin
1. Comment le texte articule-t-il travail et liberté individuelle ?
More présente une organisation du travail qui équilibre nécessité collective et choix personnel. Le travail est limité à six heures par jour, garantissant ainsi à chacun du temps libre qu’il peut employer à sa guise. Cependant, cette liberté est encadrée : il ne s’agit pas d’un temps laissé à l’oisiveté, mais à des activités valorisées comme l’étude ou l’artisanat. Loin d’être une contrainte, le travail devient une contribution harmonieuse à la société.
2. En quoi le passage sur les jeux illustre-t-il la vision utopienne de More ?
Les jeux décrits par More ne sont pas de simples divertissements : ils sont éducatifs et moraux. En opposant les jeux d’Utopie aux jeux de hasard, qu’il qualifie d’« absurdes et dangereux », l’auteur défend une approche rationnelle du loisir. Cette conception reflète un idéal de société où toute activité, même récréative, doit avoir une fonction formatrice et bénéfique pour la collectivité.
3. Quelle conception du savoir et de l’éducation se dégage du texte ?
L’éducation est accessible à tous, mais elle n’est pas imposée : seuls ceux qui ont un goût pour les lettres y sont obligés, tandis que les autres peuvent y assister librement. Ce modèle valorise à la fois la connaissance et la diversité des talents. More suggère ainsi que l’éducation ne doit pas être réservée à une élite, mais doit s’intégrer à la vie quotidienne et s’adapter aux intérêts individuels.
4. Comment le texte critique-t-il implicitement les inégalités sociales et économiques de son époque ?
More met en évidence le gaspillage de main-d'œuvre dans les sociétés européennes, où une grande partie de la population est inactive (femmes, religieux, nobles, valets, mendiants). Il en déduit que le travail est mal réparti et que les inégalités sociales reposent sur des privilèges injustifiés. À travers cette critique, il propose un modèle où chacun contribue équitablement au bien-être commun, supprimant ainsi l’exploitation et l’oisiveté des classes dirigeantes.
5. En quoi ce texte s’inscrit-il dans une réflexion humaniste ?
L’utopie de More repose sur des principes fondamentaux de l’humanisme : la valorisation de la raison, l’éducation, l’égalité et la recherche du bien commun. Il propose une société organisée selon des principes rationnels, où l’individu est épanoui dans un cadre collectif harmonieux. Cette vision s’oppose aux hiérarchies rigides et aux dogmes de son époque, affirmant ainsi une foi dans le progrès humain et la perfectibilité de la société.